Al’inverse de ce que l’on peut lire dans la presse spécialisée, la notion d’emprise n’est pas une nouveauté. Elle est liée à la croissance de l’être, dont l’expression, extrême quelquefois, vient abimer la relation. Elle s’exprime au cœur de certaines relations, jusqu’à les tordre. Dans l’emprise il y a le bien et le mal ordinaires, vieux tous deux, comme le monde. Mais pourquoi l’évoquer aujourd’hui alors que nous disposons de la notion de harcèlement ? Est-ce l’émergence régulière, au fil de l’actualité, de l’expression de violences et d’abus sourds, insidieux… qui viennent nous interroger non pas sur le bon et le mauvais en chacun de nous mais sur ce qui se joue sur le fil du lien.
Emprise et Harcèlement
Le harcèlement a du retard dans sa prise de place. Des années de jurisprudence, de campagnes anti-harcèlement… ont pris le sujet par l’une de ses lucarnes, la contrainte sexuelle. Avec ses dix années de combats juridiques et ses quelques réussites, il n’a – pourtant – toujours pas été légiféré.
Nous pensons qu’il est opportun, aujourd’hui, de distinguer emprise et harcèlement, pour les faire monter tous deux sur les fonts baptismaux.
Comme nous l’évoquions, concernant le harcèlement, les procès s’enchainent mais aboutissent rarement. Y aurait-il un problème dans la définition même de ce terme ? Il serait urgent de ne pas faire la même erreur pour l’emprise. Utilisons le bon angle pour l’analyser, pour qu’il devienne opératif.
L’actualité propose des éclosions juridiques quant à l’emprise dans le champ familial. Une chose est la protection de l’intégrité physique dans le couple, autre chose est celle de l’intégrité mentale dans la relation de travail, mais l’emprise est UNIQUE. Elle vaut pour l’homme autant que pour la femme, pour le salarié autant que pour le dirigeant. Avec elle, nous changeons de paradigme.
Dans l’emprise, qui est une affaire de relation, l’intolérable est tu, emprisonné. Charge à nous de donner à ce terme une identité claire. Pour apprendre à le reconnaitre mais aussi pour une protection efficace.
L’emprise, rien de plus naturel ?
Est-ce le jour de rappeler que l’en-prise (conférer à « La mère suffisamment bonne », Donald Winnicott, pour aller à la rencontre du « handling » et du « holding ») est essentielle à la croissance de l’être dont elle devient l’ennemi par l’abus ?
Le tableau de l’emprise n’est pas celui d’un champ psychique qui dit une maladie, elle est un mal ordinaire, une torsion de la relation. Le combat contre l’emprise est la réaction à une domination qui met en péril, crée un dommage, met en danger.
Les différentes natures du consentement
La reconnaissance d’un contrat : D’abord il y a un contrat, à savoir des engagements croisés, des consentements. Ici, il s’agit de distinguer les consentements formels des consentements de fond. « Les véritables accords sont les accords en arrière-pensée » nous rappelle Paul Valéry.
Si l’emprise n’est pas grossière et la véritable emprise ne l’est pas, la perception de l’inacceptable prend du temps. Que se noue-t-il, qui fait torsion dans la relation ? Quelque chose qu’on ne présuppose pas. La conscience anticipée et l’utilisation de cette torsion de la relation par « l’empreneur » le verserait pour une grande partie des observateurs, dans la catégorie des pervers ce qui est, d’expérience, un cas exceptionnel.
Une histoire de relations et de blessures
L’instruction du procès que nous entreprenons est celle de la relation. L’approche ne peut être que systémique, celle de la relation, et non de chacun des acteurs, à la recherche d’un pathos de l’un des deux. C’est la voie qu’emprunte la loi pour délimiter les responsabilités, en creusant le schéma personnel fondateur de l’un puis de l’autre protagoniste. Et si l’analyse relevait plutôt de la complexité que de la linéarité ? Le paradigme, d’évidence, n’est pas celui du bourreau et de la victime.
Quelle relation s’est construite dans l’évolution du lien entre deux personnes pour conduire à la « torsion » ?
L’emprise n’est jamais manifeste. C’est une situation dans laquelle une personne s’abîme : sa souffrance la conduira, ou pas, à accepter les pensées et à trouver les mots pour dénoncer l’inacceptable et dès lors rendre possible la sortie de l’emprise.
La sortie de l’emprise
S’extraire c’est conscientiser. Poser les mots – justes – ouvre à une sortie d’emprise. C’est ici où la présence de l’autre est essentielle.
Comme nous le disions, le schéma bourreau / victime est inopérant voire contre-productif : la victimisation freine la réparation. Tant que chacun n’a pas pris sa part, il n’y a pas de réparation. Que choisir ? sortir par le haut et réparer / restaurer quelque chose en soi et dans notre lien à l’autre ou bien créer « de la victime et du coupable », qui le resteront ?
L’enjeu de cette reprise de soi est vivre, ou pas. C’est la vie qui est en jeu.
Une disparition de l’emprise, par le confinement ?
L’on peut s’interroger.
Sortir de l’emprise c’est échapper aux liens invisibles qui se tissent entre les personnes
Cette période singulière où un grand nombre de salariés ont quitté leurs entreprises pour investir leurs domiciles aurait-elle permis de réduire ce phénomène d’emprise ?
Bien sûr, nous avons tous été moins en-prise avec le système-entreprise, plus éloignés de ceux qui pouvaient nous tenir, plus que de mise. Nous pouvons penser qu’à travers ce « retrait » chez soi, en soi, nous nous sommes éduqués à une certaine frugalité des liens. Mais aussi, que nous allons questionner à nouveau notre façon de nous engager.
Alors pourquoi, dans le réel de l’entreprise confinée, certains salariés souffrent toujours ? Pourquoi est-ce que d’autres « tombent » d’épuisement ? Mais également, comment expliquer que certains collaborateurs développent une véritable angoisse à la seule idée de revenir travailler dans leur environnement d’avant le confinement ?
Malgré le retrait induit par le confinement, si celui-ci n’a pas été mis à profit pour approfondir notre « histoire d’emprise », si la personne en difficulté n’a pu bénéficier d’une oreille à l’écoute de son vécu, toutes les blessures en soi restent extrêmement vivaces et agissantes.
La personne dont le besoin de reconnaissance est fort et qui souffre d’une relation où elle est ignorée ou méprisée, peut l’être d’autant plus pendant le confinement. Elle peut avoir vécu une forme d’invisibilité qui la fait se sentir abandonnée. Elle peut également être humiliée, rabaissée plus encore.
La personne qui est « tenue » par son besoin de sécurité peut avoir d’autant plus à craindre pour son existence, dans une période où personne ne sait dire le lendemain.
Celle qui a besoin de maitriser, de garder des capacités d’action, peut se sentir totalement impuissante.
Quant à ceux qui ont besoin de liens avant tout et qui sont prêt à tout donner d’eux-mêmes jusqu’à donner l’essentiel pour ne pas se sentir abandonnés, cette période, plus que tout autre, est d’une grande sensibilité.
Le confinement a apaisé certaines personnes et aiguisé les blessures des autres.
Les premiers ont pu profiter de cette « vacance de pression » pour s’extraire et se rencontrer autrement dans leur « geste au travail ».
Malheureusement, les seconds, ont plongé.
Là où il y a danger, l’État est appelé
Le combat contre l’emprise est double : solidarité et action publique.
L’emprise, par le chemin qu’elle prend, désocialise. Or, ce qu’un lien a détruit, un autre peut le reconstruire. Celui-ci peut permettre de « revenir » au monde, dans le monde. Pour cela, prendre sa part. C’est ici que le bât blesse : traverser l’emprise c’est traverser la honte. C’est à dire accepter que nous avons une part dans cette relation qui se tord et que nous avons accepté, à un moment, de nous laisse « prendre » par l’autre, que nous nous sommes dépris de nous-mêmes et lâché l’essentiel.
Quelles pourraient être les bonnes réponses face à ce phénomène ? Dans les faits, seule la solidarité permettra l’émergence du lien salvateur. Puisque nous-mêmes nous sommes immergés dans la situation quand elle survient, un autre, attentif à ce qu’il voit, peut venir nous alerter, nous écouter, nous remettre en lien avec une aide, avec le monde.
L’action publique quant à elle doit éduquer, encourager à la solidarité qui ne peut rester une vertu optionnelle. L’État n’est pas que Loi, sanction, Police.
Le président de la république, Emmanuel Macron, appelait à la « vigilance » avant le confinement. Il l’a convoqué également pendant la crise sanitaire actuelle. Or, la vigilance pourrait nous conduire à rechercher des suspects.
Nous vous proposons plutôt d’appeler à l’attention, plus solidaire, plus féconde. Celle-ci, dans cette période de retour dans nos lieux de travail, est plus que jamais de mise.
Encore faut-il que la parole des « lanceurs d’alerte » en entreprise soit à minima accueillie, idéalement encouragée…
Auteurs :
Pierre Lacoeuilhe, Avocat à la cour
Wadih Choueiri, spécialiste de l’accompagnement des dirigeants et de la transformation des organisations
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23 Janvier 2020 Paraît aux éditions ESF Sciences Humaines : « L’emprise au travail ».
29 Janvier 2020 Proposition de Loi votée en première lecture sur la protection des victimes de violences conjugales
5 Février 2020 Libération, concernant cette proposition de Loi, titre : » Un mot important fait son entrée dans la langue juridique : L’emprise. »